Interview de Béatrice Tillier réalisée par Julien Depuyt
à l'occasion de la sortie de l'album "Le Bois des Vierges"
paru chez Robert Laffont.
Après une très belle série, vous avez fait du one-shot et des participations à des collectifs. Est-ce une volonté de revenir à la série avec "Le bois des vierges" ?
Ce n'est pas tellement la quantité qui motive le choix, mais plutôt le thème et la qualité de l'histoire ainsi que la complicité avec le scénariste.
Comment présenteriez-vous cette série ?
Comme "un conte de Fées où les fées n'apparaissent pas" , à mi chemin entre "la Belle et la Bête" de Cocteau et "le Roman de Renart".
Quels en sont le fond et la forme ?
L'histoire parle de tolérance, au travers d'une héroïne qui va devoir apprendre à accepter la différence, symbolisée ici par les humains et les "bêtes".
Vous participez donc à une nouvelle série scénarisée par Jean Dufaux...
Oui, car nous avons la même vision cinématographique des scènes, le même langage. De plus, comme ce conte a été écrit "sur mesure" pour mon dessin, le découpage et la mise en scène coulent de source.
...est-ce facile de travailler avec lui ?
Et non, car Jean est un scénariste très prolifique, qui attache une grande importance à tous ses livres, il est donc souvent sur les routes avec ses autres auteurs, et parfois, j'aimerais l'avoir plus pour moi toute seule !!
Avez-vous l'occasion de participer au scénario ?
Dans un sens, au travers de ma mise en scène et du choix des cadrages.
Mais quand Jean écrit , il s'isole et raconte d'un trait son histoire en pensant au graphisme, et la personnalité de son dessinateur. Il imagine comment le mettre au défi sur certaines scènes, Puis il l'offre en cadeau à son dessinateur. À ce stade là de la création, il n'y a donc pas de participation à proprement parlé, à part une entente commune sur le thème de départ. La discussion reste cependant ouverte.
Lorsque vous recevez le scénario, comment concevez-vous vos personnages ?
Au fur et à mesure de la lecture, je vois le film de l'histoire se dérouler dans ma tête. Alors, naturellement, je fais un "casting" pour mes personnages. Ce peuvent être des personnes connues ou familières, que je croque et retravaille pour me les approprier, les déformer à ma convenance. Parfois, je les sculpte pour leur donner du corps. Je préfère partir d'une base "humaine" plutôt qu'imaginative, pour éviter à tous prix les stéréotypes qui peuvent revenir d'eux-mêmes.
Quelles sont les étapes dans vos recherches ?
J'économise mon énergie pour la concentrer sur la réalisation. Je fais donc peu de croquis de recherches, je vais à l'essentiel. Je préfère m'imprégner de l'histoire, la laisser mûrir, y repenser toute la journée, jusqu'à ce que sente que l'idée soit prête à sortir, et que l'attrait de ma feuille à dessin devienne irrésistible. L'aboutissement des recherches (croquis couleurs) sert plus à communiquer avec le scénariste, pour lui montrer ce que j' ai en tête, mes intentions.
Je prends des notes, j'amasse de la documentation. J'aime comprendre ce que je dessine, je dois tout connaître d'un objet, d'un costume, d'un animal, son fonctionnement, son caractère avant de pouvoir le coucher sur le papier. C'est un toc !
L'étape des roughs est plus importante, c'est là que se construit l'album, sa lisibilité, sa mise en scène.
Quelles sont vos sources d'inspiration artistique ?
Très diverses, ce peut être un film, une musique qui fasse resurgir une émotion, un livre, une image... Je ne dirais pas que je "m'inspire" de tel ou tel auteur, je prends plutôt cela comme une nourriture de l'imaginaire. Je mange beaucoup de B.D., de séries télé, de musique. Mon cerveau digère tout ça et par moment régurgite un mix. "Rien ne se crée, tout se transforme". Et comme toute nourriture, cela devient aussi un carburant, une motivation pour avancer. Voir les autres créer, donne envie de créer à son tour.
Quels sont les auteurs actuels que vous mettriez au-dessus du lot ?
Bourgeon fut mon premier "moteur" pour me diriger vers la B.D. comme profession.
J'admire principalement les auteurs (que ce soient des dessinateurs ou des scénaristes d'ailleurs) qui ont leur propre personnalité, leur univers bien à eux, qu'on reconnaît au premier coup d'oeil, au premier trait, ceux qui font passer des émotions fortes. Pour citer quelques-uns de mes livres de chevets (ou plutôt qui sont toujours à portée de main à côté de mon bureau !!) : Andréaé, Bonifay, Boucq, Delaby, Dethan, Giroud, Mazan, Moebius, Parnotte, Frank Pé, Prado, Ségur, Severin, Schuiten, Springer, Wendling... et Alan Lee !
Robert Laffont est une nouvelle maison d'édition au sens "BD" du terme. N'aviez-vous pas peur de vous lancer dans l'inconnu ?
Pour moi, ce n'est pas l'inconnu, c'est plutôt un retour aux valeurs du passé : un département B.D à taille humaine, où l'auteur n'est pas un numéro parmi d'autres. Une seule interlocutrice, performante et compétente dans toutes les phases d'élaboration d'une B.D. C'est grisant de faire partie d'une aventure qui commence, avec l'assurance de reins solides. La nouveauté du département B.D. fait que toute l'équipe est très motivé. Les livres sont soutenus comme s'ils étaient tous uniques. Enfin du respect pour l'oeuvre et ses auteurs.
Vous faites un travail énorme au niveau des couleurs, l'impression est donc une étape délicate mettant en jeu tout votre travail. Avez-vous eu l'occasion de la superviser ?
Oui, José, le photograveur est un magicien. Il a réussi à retranscrire ma palette (pourtant difficile) de couleurs. On a du mal à distinguer l'original de la reproduction !! C'est aussi cette étape, le respect de l'oeuvre !
Vos travaux sont connus par beaucoup d'amateurs de BD, parmi lesquels beaucoup de femmes, en tirez-vous une certaine fierté ?
Je ne pense pas forcement au lecteur ou à la lectrice quand je dessine. J'essaie surtout de faire passer des émotions, une ambiance, de me mettre au service de l'histoire. Si je fais mouche, alors oui, je suis fière. Je tâche toujours de donner le meilleur de moi-même dans mon travail, rien n'est fait par dessus la jambe, c'est la moindre des choses que je puisse offrir à la personne qui va prendre la peine d'ouvrir mes albums. C'est aussi un respect pour le scénariste et l'éditeur.
Vous avez un style graphique très délicat, qu'on aurait peur de malmener, et pourtant il vous est arrivé d'illustrer des scènes difficiles, n'est-ce pas contradictoire ?
Mais curieusement, quand je parcoure ma bibliographie (aussi bien B.D. qu'illustrations), on ne m'a toujours proposé QUE des sujets très durs. Les gens sont restés sur une fausse idée en faisant l'amalgame "femme qui dessine "Fée et tendres automates"". Alors que le contenu est dur, et de surcroît écrit par un homme !!
Je crois justement qu'un graphisme doux (mon trait n'est pas nerveux, plutôt souple que l'encrage au pinceau accentue) peut faire passer la pilule plus facilement.
Tout réside ensuite dans le choix de la mise en scène.
Mais je ne m'en plains pas, je n'aimerais pas avoir à dessiner des trucs mièvres et complaisants à la "Disneyland".
Dessiner est aussi un exutoire, comme un sportif qui déchargerait sa violence dans sa discipline, le dessinateur peut réaliser tout ces fantasmes, ses peurs, sa colère dans ses dessins. Ou encore comme un acteur qui pourrait vivre plusieurs vies dans la journée.
Si vous aviez dû peindre un tableau célèbre (ou pas), quel aurait-il été ?
Photo : Jean-Jacques Procureur |
Mais comme je suis une adepte du dessin sur papier et de la transparence, j'aurais eu du mal à le peindre !!
Quel genre de projet vous fait dire : "il faut que je le fasse !" ?
Le genre fantastique. Il faut que ça fasse rêver ! (ou cauchemarder, c'est selon !) Après, tout n'est que question de transposition.
Si vous deviez être un personnage de bande dessinée, quel serait-il ?
Yoko Tsuno. J'ai dévoré ça gamine, le mélange Sf et contemporain, l'héroïne très originale, loin des clichés.