Photo médaillon © Olivier Brazao |
Comment avez-vous rencontré Jean Dufaux ?
Au cours d’un festival de bande dessinée en Belgique, le festival de Mouscron : lors de la soirée de remise de la Serpe d’or, le festival m’ayant remis un prix, j’étais sortie de l’ombre... Jean, par curiosité, était allé voir ce que je faisais, et à la fin du festival, a demandé à me rencontrer. Il m’a dit que mon dessin lui avait fait penser à des images, des flashes qu’il avait eus sur une idée de scénario, et que si j’étais d’accord, il m’enverrait le synopsis de cette histoire, en partie développé, pour savoir ce que j’en pensais. Effectivement, une quinzaine de jours après, il m’a envoyé quelques pages déjà écrites et découpées. Comme à l’époque je terminais Mon voisin le père Noël, je lui ai dit que je n’étais pas libre tout de suite, et que j’avais pris des engagements sur un autre travail, mais par la suite, pourquoi pas. C’en est resté là, et puis j’ai terminé mon album, j’ai collaboré à divers autres albums… Et là, c’est l’éditeur chez qui Jean avait commencé à travailler, Robert Laffont, qui est revenu à la
charge en me disant : ce projet est toujours là, on a fait faire des essais à d’autres auteurs mais ça ne convient pas, et comme il a vraiment été écrit sur mesure, il n’y a que toi qui peux le faire… Je me suis dit : pour que deux fois on me propose ce projet, c’est qu’il doit vraiment y avoir quelque chose ! Et l’aventure a commencé.
Quels sont les éléments importants pour vous que vous avez trouvés dans cette histoire ?
Surtout le côté conte, un peu à l’ancienne... Il avait dû sentir chez moi un attachement aux choses du passé, à un certain esprit des belles histoires qu’on racontait autrefois ; je pense que c’est ce qu’il avait envie de retraduire dans cette histoire, et il s’est dit qu’avec mon dessin, ça collerait parfaitement. Effectivement, je me suis retrouvée dans cette histoire : l’envie d’illustrer un conte était vraiment l’un de mes vœux, et là il a été exaucé.
Quelle avait été votre réaction la première fois qu’il vous avait envoyé le projet ?
J’étais un peu déstabilisée : c’est vrai que le côté conte me parlait beaucoup, mais il y avait l’aspect animalier, que je n’avais pas du tout imaginé pouvoir faire un jour. C’était quelque chose que j’avais du mal à apprécier réellement moi-même comme lectrice : m’attacher à des personnages qui ont une apparence animalière mais qui se comportent comme des humains... Donc je m’étais dit : l’histoire me plaît, mais est-ce que je vais être capable de retranscrire toutes ces émotions à travers un personnage qui a une forme animale ? Est-ce que ça ne va pas souffrir d’une comparaison avec des choses existantes – je pense à De cape et de crocs, ou même à Claire Wendling avec Les lumières de l’Amalou où il y a beaucoup de personnages, comme ça, un peu hybrides… Je pense que le temps de réflexion a été nécessaire aussi pour que ma vision évolue à ce niveau-là.
Qu’est-ce que vous a apporté l’introduction de ce monde animal dans votre travail ?
La découverte d’un autre univers, puisque jusqu’à maintenant je n’avais eu à dessiner que des décors urbains, de grandes architectures… Et là, je me retrouvais à devoir faire des animaux, beaucoup de paysages, de la forêt… Même si j’aime beaucoup ça, la nature et les animaux, je n’avais jamais eu le loisir d’en dessiner autant, donc il a fallu que je me documente, que j’apprenne à connaître tous ces nouveaux personnages, les loups, les renards, les lynx… Surtout, essayer de faire parler avec le langage du corps, faire en sorte que les personnages soient crédibles, qu’ils ne soient pas ridicules une fois habillés, et qu’on n’ait pas l’impression qu’ils sont mal à l’aise dans leurs vêtements, mais que ce soit quelque chose de naturel. C’était vraiment rentrer dans la peau des personnages : penser à la fois comme un animal qui voudrait être humain, et en même temps, faire en sorte que les humains, qui paraissent humains, se révèlent des animaux à l’intérieur. Il y avait tout un jeu là- dessus…
Pour ce travail sur l’aspect animalier, vous êtes-vous intéressée à ce qui avait déjà été fait par le passé (y compris lointain), et quels artistes vous ont inspirée ou aidée à trouver votre voie ?
J’admire beaucoup Frank Pé et Claire Wendling pour leur travail sur les animaux, l’humanité qu’ils arrivent à leur donner. Cependant le but n’est pas de s’inspirer, mais au contraire de chercher à tout prix à s’éloigner de ce qui a été déjà fait pour trouver sa propre interprétation. Je suis donc partie du réel, pour ensuite me l’approprier. Pour les lynx, il me suffisait d’observer mon chat endormi à coté de mon bureau... Les renards sont venus tous seuls, de vraies caricatures ambulantes ! Les plus difficiles étant les loups, car la race canine est très raide, sèche, nerveuse et il y a cette masse de poils qui change leur morphologie.
Est-ce que le style Renaissance des costumes et du décor était prévu dans le scénario, ou s’agit-il de votre interprétation ?
C’était prévu, dans la mesure où Jean Dufaux avait vraiment envie de retrouver l’ambiance de La Belle et la Bête de Jean Cocteau : cet esprit de contes de fées tels qu’on les imaginait. Et puis ça avait une importance par rapport au récit, puisque, même si on n’a pas une vraie volonté historique, on avait besoin d’une période charnière, où les armes à feu faisaient leur apparition, ce qui permettait d’avoir un camp, celui des hommes, qui a une supériorité par les armes, alors que le camp des loups n’est pas équipé. La Renaissance correspond à l’apparition des premières arquebuses, despremiers canons… Et puis on voulait surtout rester dans un esprit un peu magique, avec des
personnages qui vont arriver qui sont issus de la mythologie : si on avait situé ça dans une période moyenâgeuse, on se serait retrouvé avec un univers plus Heroic Fantasy ; si on avait situé ça après, on se serait retrouvés dans un univers plus mousquetaires, Révolution… ça n’aurait pas collé avec l’histoire et avec le fait que les bêtes et les hommes cohabitent de cette façon.
Vous semblez avoir pris plaisir à travailler en particulier sur les matières, les étoffes : le résultat est très beau !...
Oui, j’aime bien jouer avec les costumes, partir de bases existantes et puis les interpréter à ma façon. Il fallait que les personnages ne paraissent pas ridicules dans leurs habits, alors qu’à l’époque… des personnages en collants avec des culottes bouffantes ou des fraises surdimensionnées peuvent rapidement devenir ridicules ! ça peut décrédibiliser le personnage, donc il fallait adapter, arriver à moderniser un peu ces costumes, tout en gardant cet esprit de conte.
Quelle technique employez-vous ?
Je travaille en couleur directe, je fais le crayonné, l’encrage et la couleur sur la même feuille de papier. Auparavant, je fais un découpage sur lequel on se met d’accord avec Jean Dufaux, et puis une fois que c’est validé, je me lance : j’agrandis ce découpage, je décalque et je le reconstruis. J’utilise des encres acryliques pour mettre en couleur, et j’encre au pinceau, à l’encre de Chine.
Comment travaillez-vous à partir du découpage de Jean Dufaux ?
Ce qui était étonnant, c’est que sur le premier tome, il m’avait donné un découpage "sur papier millimétré"... Je pensais que c’était une expression, pas du tout : il avait réellement dessiné les cases sur papier millimétré ! Dans la mesure où cela s’adaptait parfaitement à son découpage écrit, j’en suivais une partie, et puis à d’autres moments, il fallait que j’adapte des idées, ou que je développe certaines scènes, que je rajoute des cases, donc forcément, le découpage se modifiait. Mais à partir du moment où je respecte l’esprit de la page, j’ai une totale liberté d’interprétation et de mise en scène : on s’est vite rendu compte qu’on avait la même façon de penser, avec un découpage très cinématographique, des mouvements de caméra, comme si on réalisait un film et pas du tout une BD. Donc il n’avait plus d’interrogation sur ce que j’allais faire, il savait que j’allais réagir comme lui à telle ou telle scène : aujourd’hui je n’ai plus que le découpage écrit avec les dialogues, et je suis libre d’agencer tout ça comme je veux.
Votre travail donne une impression de merveilleux, mais aussi d’hyperréalisme… Et on dirait qu’Aube vous ressemble un peu !
(rire) En fait, c’est plutôt l’inverse : j’ai fini par vouloir lui ressembler ! Ce sont les hasards qui font ça… Quand je fais mon "casting" pour mes personnages, j’imagine effectivement que je fais défiler des acteurs ou des actrices devant moi, pour jouer le rôle qu’ils auront dans la BD, et j’essaie de voir par rapport aux actrices que j’ai pu voir ou aux gens que je rencontre qui colleraient pour le rôle. À partir de ce moment-là, je développe le personnage autour de cette image jusqu’à me l’approprier. A propos d’Aube, c’est vrai que Jean aime beaucoup les héroïnes avec des cheveux très courts. Or, les cheveux courts à la Renaissance, ce n’était pas très répandu, donc au départ pour son mariage c’est camouflé derrière une coiffe, mais petit à petit, il y a son côté rebelle, sauvage qui apparaît, et elle a enfin sa coupe de cheveux courts comme voulait Jean, ce qui permet de lui donner un côté atypique, surtout pas princesse de conte de fées… Il ne faut pas oublier que c’est plutôt elle la méchante au départ ! Il fallait donc qu’elle se détache de l’idée qu’on pourrait se faire d’une princesse avec des cheveux très longs… Je lui ai imaginé cette espèce de coiffure, et par la suite moi je me suis coupé les cheveux, mais parce que je le fais tous les cinq ans ! (rires) Je les laisse pousser, puis je les coupe très courts, c’est tombé à ce moment-là ! Dans Fée et tendres automates, la fée aussi a les cheveux très courts au début, un peu plus long à la fin : ça s’adapte à ce qu’on attend du personnage. Il y a toujours une chose qu’on ne peut pas éviter quand on dessine : on y met beaucoup de soi, on
fait des grimaces devant la glace pour capter les expressions… Donc inconsciemment, on met un peu de soi dans chacun de nos personnages, je pense que c’est inévitable. Après, les gens ont peut-être envie aussi de voir une ressemblance entre les auteurs et les personnages… Le lecteur est libre de son interprétation !
Vous dites que vous vous inspirez de personnes autour de vous : est-ce que vous allez jusqu’à leur demander de poser ?
Certaines fois, oui ! Il y a un personnage qui va arriver dans le tome 2 pour lequel il y a eu un déclic, comme ça… Parfois, c’est des rencontres, sur des salons ! Une personne qui s’occupe d’un festival de bande dessinée, je lui dis : écoute, est-ce que je peux te prendre en photo ? Là, ça irait parfaitement pour ce personnage, si ça ne te gêne pas… Généralement, les gens aiment bien ! Il y a un très bon exemple comme ça, dans Les Chemins de Malefosse, un des personnages est une des connaissances du dessinateur, qui est infirmier psychiatrique je crois, qui a un physique très particulier, et il s’en est inspiré pour un personnage qui est même sur une des couvertures… C’est amusant, ces clins d’œil !
Et vous gardez contact avec les personnes, vous avez un retour sur ce qu’elles en ont pensé ?
Oui, quand on demande à quelqu’un d’utiliser son image, si c’est extrêmement ressemblant, il faut quand même avoir son autorisation. Après, si c’est une interprétation, et que la ressemblance n’est plus aussi frappante, c’est un petit peu moins gênant – notamment si on s’inspire d’acteurs,
d’actrices, ou de gens publics, parce qu’en fait c’est le seul moyen d’avoir beaucoup de photos pour pouvoir imaginer un personnage plus riche, au lieu d’un personnage un peu stéréotypé qu’on aurait tendance à faire. C’est surtout pout ne pas avoir de personnages stéréotypés que j’aime bien d’abord m’inspirer de personnes existantes !
Combien y a-t-il de tomes prévus et où en êtes-vous à ce stade ?
Il y a trois tomes de prévus, là je commence à dessiner le deuxième ; j’étais récemment avec Jean Dufaux pour discuter du découpage… Et je suis en train de faire des recherches sur des canons, de l’artillerie lourde, parce que ça commence par une scène de bataille ! (rire)
On voit bien sur Internet que vous avez un cercle d’admirateurs fidèles ; a contrario, vous avez eu parfois des relations difficiles avec vos éditeurs : avez-vous eu le sentiment d’être un peu trop perfectionniste pour l’industrie de la bande dessinée ?
En fait, c’est surtout que l’industrie de la bande dessinée est devenue de moins en moins perfectionniste… Moi, j’avais une vision très particulière de ce que devait être la bande dessinée, et puis ça fait partie de mon caractère : j’aime que les choses soient bien faites du début à la fin. Après, les conditions économiques ou la vie actuelle en général font que les gens s’intéressent de moins en moins à la qualité, mais plus à la quantité, et les maisons d’édition sont parties dans cet état d’esprit- là, qui ne correspondait plus du tout à ce que j’avais envie de faire, donc forcément, il y a eu un clash… Et c’est pour ça que j’ai apprécié de rentrer chez Robert Laffont, car eux avaient cet esprit de bien faire les choses, en petites quantités et en grande qualité, de manière très professionnelle du début à la fin, avec un suivi des livres comme si chacun était vraiment unique en son genre, chaque auteur unique, et de défendre le livre avec autant de soin qu’une œuvre littéraire, une peinture, pour vraiment remettre la bande dessinée à son rang d’art – ce n’est pas que du commerce, c’est aussi de l’art… Et ça, c’est vraiment appréciable.
Récemment, Vents d’Ouest a sorti pour les fêtes une intégrale de Fée et tendres automates : ça vous a fait plaisir de voir votre travail valorisé sur le long terme ?
Ce qui a été vraiment particulier chez Vents d’Ouest, c’est qu’il y a eu trois changements de direction tout au long de la vie de cette trilogie ; donc forcément, à chaque changement de direction, les personnes qui arrivaient étaient plus ou moins intéressées par les séries faites par leurs prédécesseurs - il a donc fallu toujours se battre pour continuer d’exister… L’intégrale est arrivée parce que, justement, il y a eu à nouveau un changement de direction, qui a apporté une autre vision de cette série, et on a pu, avec le scénariste, imposer des petites choses pour enrichir cette intégrale, notamment le cahier de croquis, la présentation… On a fait en sorte que ça ne soit pas qu’un objet commercial, mais quelque chose d’un petit peu plus riche à offrir aux lecteurs qui avaient eu la patience d’attendre toutes ces années !
Pour revenir à vos lecteurs : quels rapports avez-vous avec eux, que ce soit en dédicace, voire au-delà ?
J’estime que les personnes qui nous lisent, on leur offre quelque chose, et en échange elles aussi nous offrent quelque chose : ça a toujours une grande importance, le regard des gens sur son travail… Et au début de Fée…, comme la maison d’édition n’y croyait pas du tout, j’ai un peu fait la
promo toute seule ! J’ai fait beaucoup de festivals, de dédicaces, rencontré beaucoup de gens, et c’est vraiment à force de rencontres que la renommée s’est formée. C’est vrai que je garde précieusement toutes les lettres ou les mails que les gens m’envoient : dès que j’ai une nouvelle information, je leur fais passer, je leur écris… Il y en a même certains avec qui je converse toute l’année sur différents thèmes, parce qu’un jour ils ont eu envie de me contacter pour demander une dédicace ou un renseignement, et puis le lien s’est fait comme ça… ! Je fais toujours beaucoup de dédicaces, même parfois un peu trop ! (rires) Mais la rencontre est importante.
Propos recueillis le 21 janvier 2008 par Arnaud Claes
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