Casemate N°1

Béatrice Tillier sort sa griffe


Jean Dufaux présente Le Bois des Vierges comme un conte.
    Béatrice Tillier : Il m’avait parlé d’un récit dans l’esprit et à l’ambiance graphique du Roman de Renart et de La Belle et la bête. L’histoire elle-même traite de tolérance et d’acceptation des différences. Dans le monde actuel, on parlerait de différences ethniques. Du racisme de ceux qui refusent le métissage et imaginent que leur race est meilleure qu’une autre.

Écrire «En temps de guerre, tout le monde pille et souille. La guerre est sale», n’est-ce pas énoncer des évidences ?
    Tous les contes jouent sur la morale et une certaine candeur. Ils s’adressent aux gamins, mais leur propos est adulte. Le Bois des vierges n’est pas destiné aux enfants. Pas plus que mes précédentes BD. Hier, j’ai dessiné des fées, le Père Noël, aujourd’hui je dessine des loups, ce qui alimente forcément une certaine confusion. Comment justifier les premières planches qui montrent un mariage entre un loup et une humaine ? Aube, la jeune mariée, dit explicitement à son père que le fruit de cette union serait une monstruosité et un blasphème. Si on oublie la jolie fable, dans la réalité, ça devient de la zoophilie… Et attendez les tomes suivants !


Donc votre fils ne les lira pas !
Il les regardera, il est content d’y voir des animaux.


Il a le rare privilège d‘avoir des parents auteurs* donc qui travaillent à la maison.
C’est aussi une frustration. Il nous voit tout le temps, mais nous ne sommes pas toujours à sa disposition ! Notre espace créatif est séparé de l’espace familial. L’atelier occupe tout le grenier de la maison. Quand le fiston nous rejoint, c’est pour faire ses devoirs. J’ai besoin de longues séquences de travail pour des raisons techniques mais aussi pour bien me concentrer. Quand on passe une couleur pour couvrir un ciel, on ne peut pas s’arrêter au milieu. Sinon tout est fichu, on ne peut pas reprendre un fond avec des encres acryliques transparentes.
À l’atelier, ce n'est pas moi qui répond au téléphone.Quand je finalise mon encrage, je le débranche. Sa sonnerie me ferait sursauter et le pinceau risquerait de voler !


En quoi le scénario de Jean Dufaux est-il du sur-mesure ?
À chaque fois que j’ai représenté une scène, elle était conforme à ce qu’il avait imaginé. On peut donc parler d’osmose entre nous. Mon graphisme lui permet de faire passer des choses sans qu’elles soient mal interprétées – comme l’ambiguïté du mariage. Je me suis beaucoup amusée avec les décors et les costumes mélangeant différentes époques. J’aime tout dessiner dans l’univers du Bois des vierges. On n’y trouve ni voitures ni machines électriques exigeant une précision graphique qui m’interdirait toute interprétation.


Franquin a pourtant marqué une certaine Ford de son sceau !
    Mais avec un trait humoristique. En dessin réaliste, toute interprétation est considérée comme un défaut. Dans le Père Noël, j’ai dissimulé les voitures sous la neige et on ne voit ni fils électriques ni antennes de télé. J’ai idéalisé un quartier de Lyon un peu à la manière du Paris parfait de Jeunet dans Amélie Poulain. Récemment, j’ai dessiné d’après nature une vieille rue aux façades inclinées. Le dessin donnait l’impression d’une perspective mal fichue alors qu’il était strictement fidèle à la réalité.


C’est ce qui a motivé le choix de la période historique ?
Non. Il fallait que notre récit se déroule à l’époque charnière où apparaissent des armes à feu qui vont assurer la supériorité des hommes sur les animaux. Jean a donc choisi la fin de la Renaissance. Avant, le temps du moyen âge nous aurait fait classer en « héroïc fantasy ». Et après,
on tombait dans l’univers trop disneyen des mousquetaires.


Jean Dufaux avait-il des exigences graphiques ?
Pour montrer qu’il n’y a pas des méchants d’un côté et des gentils de l’autre, Jean voulait qu’on sente la noblesse chez les humains comme chez les bêtes. Qu’elles aient la même prestance et le même maintien que les hommes. J’ai travaillé les attitudes des personnages, leur façon de bouger, de se mettre en scène. Le scénario parle de loups habillés, mais Jean n’avait pas pensé aux problèmes techniques de leur mise en images. Les loups montent-ils à cheval ? Oui. Alors ils ont des pieds et des bottes. Ils doivent tenir les rênes, donc ils ont des mains… Restait le problème majeur : un animal habillé paraît grotesque. Pour qu’on y croie, j’ai modifié les proportions. Les fraises qui couvrent les cous des loups font chic parce qu’elle sont plus petites que dans la réalité. J’ai aussi resserré les culottes bouffantes des hommes. En collants, avec de telles culottes, ils frisaient le ridicule. On découvre, lors des gros plans, que mes bêtes ont des yeux humains, c’est-à-dire beaucoup de blanc autour de l’iris. Cela m’a permis de jouer plus intensément sur les regards.


N’est-ce pas justement la méthode Disney ?
Je ne caricature pas à ce point. Disney déforme les mâchoires pour coller à la parole des personnages. Quand j’observe mon chat, j’ai parfois l’impression qu’il sourit, alors qu’il n’a pas bougé. Mes bêtes rient essentiellement avec les yeux et, éventuellement par le  mouvement de leurs oreilles. Le langage du corps compte beaucoup plus chez les animaux que chez les humains. Le plus difficile est peut-être de leur donner un âge. Les animaux n’ont ni rides, ni cernes. Pour montrer la différence entre le fils et le père, j’ai joué avec les couleurs du pelage des loups. Plus sombre et contrasté pour l’aîné.


Votre héroïne ne ressemble plus à vos croquis préparatoires.
Jean aime les héroïnes aux cheveux courts, mais c’était incompatible avec les coiffures de l’époque. Avec des cheveux longs, Aube faisait trop «jolie petite princesse». Or ce personnage n’apparaît pas comme une victime, mais plutôt comme un bourreau. J’ai donc imaginé un compromis : une coiffe qui camoufle sa coupe. Quand elle la porte, Aube paraît très sage. Quand elle s’agite, ses cheveux en pétard lui donnent une allure beaucoup plus moderne et son côté apprêté disparaît.


Quel travail pour un personnage qu’on voit très peu dans le premier tome !
Je dessine des filles pour faire plaisir au lectorat masculin. Personnellement, je préfère dessiner des jolis mecs ! C’est agréable d’être amoureuse de ses héros.


Et frustrant pour Dufaux !
Jean souhaitait que le Prince des armures, qui apparaît au milieu de l’album, ressemble à Philippe III d’Espagne. D’après les tableaux d’époque, son visage est assez proche de celui de Jean. Ce personnage incarne l’autorité et la noblesse, il est celui qui décide du destin des autres personnages de l’histoire. Est-ce un choix anodin de la part de Jean ?


Dufaux souhaite voir paraître un album par an.

Je vous donne rendez-vous l’année prochaine pour le deuxième tome.


Que devient votre projet écrit par Laurent Vicomte ?
J’étais censée l’attaquer il y a deux ans, après Le Père Noël. J’avais donc initialement refusé le scénario de Jean. Mais Laurent ne m’a jamais livré son synopsis ni même de pages découpées. J’ai travaillé sur la Compagnie des glaces, les couvertures du second cycle et 2 story-board avec Olivier Brazao (Éditions Dargaud- Studio Jotim, avec Philippe Bonifay) pour patienter. Robert-Laffont m’a relancée pour Le Bois des vierges et j’ai fini par accepter. Comment refuser une si belle histoire ?


*Olivier Brazao est le dessinateur de Sheewõwkees chez Delcourt (scénario Mosdi) dont Béatrice a réalisé la mise en couleurs


L’oreille en coin

Pourquoi Loup-gris a les oreilles un tantinet grignotées ? Parce que le chat de Béatrice s’est fait mordre l’oreille et qu’il a une coupure en forme de triangle.
planche 6 et 7
Pour mes couleurs, j’utilise des encres acryliques "Magic color"
Elles étaient très prisées par les illustrateurs qui travaillaient à l’aérographe. Mais on ne les trouve plus en France, je suis obligée de les commander en Angleterre. Même quand je ne m’en sers pas, j’ai envie de les garder sous les yeux. J’aime cet alignement de couleurs.

Dialogues
Béatrice Tillier :

Mes dessins viennent comme une sorte de commentaire sur les scènes de dialogues. Dans ces pages, Jean Dufaux fait allusion à des soldats. J’ai donc dessiné une chouette qui évoque une sentinelle. Elle plonge sur sa proie et l’emporte. Son trajet guide la lecture vers la planche suivante et nous conduit au camp de soldats cité dans les dialogues. Puis Maître Arcan parle à sa fille. Physiquement, il bloque toutes les issues. Aube n’a qu’une issue, l’escalier qui mène sa chambre.
Bulles
Béatrice Tillier :
Je calibre les bulles dans mes cases, mais je ne les dessine pas. Elles sont incorporées numériquement. Pour certaines mises en couleurs, c’est une méthode qui me fait gagner du temps. C’est aussi utile pour le scénariste qui peut modifier ses textes au dernier moment sans qu’il faille retoucher les planches. Et mes originaux sont plus jolis !
Planche 8
Sur les murs
Béatrice Tillier :
Le scénario de Jean Dufaux décrit Aube et son père qui évoquent le passé. Dessiner des personnages immobiles qui discutent, c’est ennuyeux. Et j’ai horreur de dessiner deux fois la même chose. J’ai donc imaginé cette tapisserie accrochée au mur qui rappelle la supériorité des hommes sur les animaux. C’est une façon d’animer une scène statique tout en renforçant le dialogue.
Dernière case :
Béatrice Tillier :
J’ai créé cet escalier en mélangeant différents éléments architecturaux pour qu’on ne puisse jamais dire : tiens, c’est l’escalier de tel château. Même une perspective doit servir l’histoire et ne doit pas être un simple prétexte à de belles images. Cette case m’a permis de montrer la lente ascension du loup. Petit à petit, les lignes montent et s’enroulent comme un serpent prendrait sa proie au piège. J’aime jouer avec la symbolique du décor et la double lecture qui en découle. Dans la scène suivante, le loup, pour entrer dans la chambre de la mariée qui est encore vierge, doit emprunter une toute petite entrée. Et, évidemment, j’ai mis en avant un gros plan de la clé pénétrant dans la serrure…

Propos recueillis par Frédéric Vidal